samedi, août 05, 2006

vendredi, août 04, 2006

jeudi, août 03, 2006

mercredi, août 02, 2006

lundi, juillet 31, 2006

vacances

je pars aujourd'hui pour presque un mois.... ce sera un voyage un peu "roots" puisque nous faisons un petit tour de france en camping-car; inutile de vous préciser qu'il sera très difficile d'alimenter le blog durant cette période. je vous souhsite tous un agréable été, de bonnes vacances pour ceux qui ont la chance de partir et rdv dans un mois!

dossier de fin de master 1 arts visuels sur le projet du blog

INTRODUCTION

Je ne pourrai pas me contenter d’une description du projet en l’état, d’une thématique voire d’une problématique arrêtée. Ce projet de blog est né fin août 2005 et se poursuit depuis cette date ; il a une réelle histoire puisque qu’il est en perpétuelle évolution. L’hypothèse de départ était de cartographier (quasi en temps réel) via la photographie mon espace visuel quotidien. Cette idée est toujours d’actualité, or elle s’est précisée, légèrement transformée et elle est devenue en elle-même une vrai problématique, ie une recherche active.
Puisque mon avenir d’étudiante est placé sous le signe de la recherche, il était nécessaire pour moi (en fin de licence) de me questionner quant à ma future thématique, mon hypothétique domaine de recherche. Pour cela, je décidais de faire un bref bilan de toutes mes créations afin d’en tirer les points communs. Le Leitmotiv indéniable de mes travaux est mon environnement quotidien ; le cadre reste toujours le même. La ville, mon cadre de vie, est une source d’inspiration et de savoir impérissable pour moi. J’évolue dans ce milieu, je le regarde, l’observe, l’étudie et j’expérimente à travers l’art une nouvelle forme d’appréhension de ce milieu. L’intérêt que je porte à mon environnement concerne quasi exclusivement l’ordinaire, l’habituel, le banal, l’apparence normale et le fonctionnement normal du quotidien.


I ASPECTS TECHNIQUES ET PREMIÈRES EXPLICATIONS

A_ Description du site

J’appelle ce projet « blog blddelyon » car il s’agit de ma vie quotidienne strasbourgeoise avec comme point de mire mon appartement boulevard de Lyon. Blog, puisque sa forme originelle est un site Internet préformaté qui est actualisé de nouvelles images plusieurs fois par semaine. À l’origine les blogs étaient des journaux intimes souvent anonymes, consultables librement sur Internet. Le choix de ce support est d’ordre pratique et non symbolique ; il ne s’agit absolument pas de discuter ou de rendre public quoi que ce soit d’intime. Nous y reviendrons plus tard. Plusieurs caractéristiques du blog m’ont décidé à choisir cette mise en forme. Tout d’abord, le projet est librement accessible, n’importe quand, à toute personne ayant un accès au Web. L’avantage pour moi est évidemment que la création et l’hébergement du blog sont gratuits. Au delà de ça, je peux faire évoluer mon travail dans le temps : je mets des images en ligne plusieurs fois par semaine. De plus un compteur est attribué au site et répertorie tout visiteur, en comptabilisant le nombre de pages visitées et le temps passé sur le site ; il m’indique également si la personne est tombée par hasard sur ce site ou si elle en connaissait l’existence auparavant. C’est une information utile afin de vérifier l’efficacité et la pertinence du projet : est ce que le public est intéressé par le blog ? Est ce que ce travail lui parle ? Le consulte-t-il régulièrement ? Malheureusement, je dois constater avec un peu de recul que certains inconvénients devront être pris en compte et changés : un blog standard ne propose pas beaucoup choix quant à la forme elle-même du site. Je pense à certains détails tels que la couleur de fond, la typographie, la taille des caractères et des images, le regroupement ou la classification exclusivement chronologique des posts… Pour ainsi dire, je ne maîtrise pas tous les paramètres de présentation du projet dans sa forme de blog or, telle est sa forme originelle. Pour l’instant, les images apparaissent encore par ordre chronologique de la plus récente à la plus ancienne (avec la date de prise de vue à la minute près indiquée en dessous), les unes en dessous des autres. Chaque page correspond à une semaine, et le visiteur peut accéder d’un menu à toutes les photographies depuis le début du projet.
B_ Taille des images

Les images du site sont présentées environ en taille 10x15 cm en résolution de 72ppi. Cette basse résolution est celle de tout écran d’ordinateur (il représente 72 pixel par pouce) ; c’est-à-dire que dans leur taille d’apparition à l’écran, les images sont de bonne qualité or le moindre agrandissement fait apparaître les pixels. Ceci est encore une contrainte du blog, mais ce paramètre est également en ma faveur puisqu’il empêche l’internaute de voler ou d’utiliser sans autorisation mon image ; d’une telle qualité, une photographie est quasiment inutilisable à des fins autres que personnelles.

C_ Modalités de prise de vue

Mon outil de travail est un appareil numérique Canon D60 à 6,2 millions de pixels. Il s’agit d’un reflex numérique, c’est-à-dire qu’il offre tous les avantages d’un appareil reflex analogique voire plus encore ; je peux donc choisir le temps d’exposition, le diaphragme (profondeur de champ), je peux effectuer la mise au point manuellement, régler la balance des blancs en fonction de l’environnement lumineux, le contraste de l’image ainsi que la saturation des couleurs. Je site uniquement les réglages que j’utilise activement. Une chose primordiale quant au choix d’un boîtier numérique est le contrôle immédiat de la prise de vue : je peux vérifier tout de suite l’image, la comparer au sujet et voir la justesse de l’image (contrôler si elle montre ce que souhaite de la manière la plus juste possible). Lorsque je parle de la photo la plus juste possible, je parle d’un jugement personnel où je confronte mon image mentale[1] du moment à l’image photographique ; si les deux se confondent, l’image est juste.

Je passe un court instant sur quelques aspects techniques de prise de vue qui font partie de la recherche plastique de mon projet. Je photographie exclusivement avec une focale de 28mm, un objectif grand angle et (presque toujours) en format paysage. L’œil humain a une focale avoisinant les 50mm, ce qui veut dire que si nous regardons à travers un appareil (24x36mm) avec un objectif 50mm, cette vision correspond à notre vision normale. Je tente dans mon projet de montrer mon environnement visuel à mon échelle, c’est-à-dire en quelque sorte à travers mes yeux. Je choisis ici un grand angle car un 50mm ne m’offre pas un spectre de vue suffisamment large (45° seulement) alors que l’homme a un champ de vue presque panoramique (180°). Le grand angle propose un champ de 90°. Un autre aspect intéressant de cette focale concerne la légère déformation de cette optique : un effet à peine perceptible d’ «œil de bœuf » ou de ce qu’on appelle en photographie « fish-eye ». Tout est légèrement plus courbé et plus dynamique puisque les lignes de fuites sont accentuées. Ainsi, on aura une impression de vision plus large, plus dynamique, plus intense mais malgré tout très proche de notre vision. L’intensité que j’aborde ici est en rapport avec la proximité du sujet photographié. Un modèle proche (les portraits ou les petits objets) semblera d’autant plus rapproché, en dialogue direct avec l’appareil. Le spectateur est immergé dans la scène. D’autres paramètres plastiques tel que le choix du format paysage rapproche encore l’image de la vision humaine. Les quelques photos en format portrait représentent des sujets très particuliers, qui nous invitent à un regard vertical et non à un balayage horizontal.
Ma photographie est exclusivement en couleurs. Pour rester fidèle à notre perception il est important de toujours effectuer une balance des blancs afin d’obtenir une image de couleur neutre et conforme à notre vision. L’œil s’adapte à la luminosité et à la température de couleur de la lumière ; le cerveau considère le point le plus clair comme blanc ou gris, de coloris neutre et fait sa balance de blancs. Prenons l’exemple d’une habitation après le coucher du soleil ; imaginons une première pièce éclairée par des ampoules classiques et la seconde par des néons. De l’extérieur, nous verrons d’un côté une lumière verdâtre (néon) et de l’autre un éclairage orangé. Si par contre nous entrons dans l’une des pièces, la lumière nous semblera en peu de temps de couleur neutre. En passant vers la seconde ambiance un court temps d’adaptation sera nécessaire pour corriger le décalage de température de couleur de la lumière. Ainsi, je tente de garder une neutralité de couleur dans mes images, restant fidèle à ma perception. La saturation et le contraste de mes images sont sensiblement accentués pour contrer l’effet propre au numérique d’avoir un rendu de couleur un peu blafard ou terne.
Quant aux sujets proches, je me sers généralement du flash. Les portraits sont souvent en intérieur et il est nécessaire de fixer l’action pour avoir une image juste de la scène. Sans flash les mouvements seraient visibles et l’image risquerait fortement d’être floue. L’effet instantané serait perdu. Flash, proximité et distorsion du grand angle accentuent la dynamique de la situation ainsi que l’immersion dans le contexte représenté. Parfois, je n’hésite pas à surexposer d’une ouverture les images dans le seul but de donner encore plus de force et d’intensité au moment fixé (plus de contrastes, de lumière).


II CATÉGORIES/SÉRIES, COMPOSITION DES IMAGES, ANALYSE

Abordons maintenant les sujets et la composition des images. En règle générale, on peut distinguer neuf catégories de photos classées par sujets: les vues, les choses, les portraits, les WCs, la bouffe, les pieds, les autoportraits, les abstraits. En dehors de cette première classification d’autres types de catégorisations parallèles sont possibles tels que par exemple les « jaunes-verts », les rayés, les blancs, les ovoïdes, les photographies de nuit, et les vidéos qui sont encore au stade d’expérimentation… J’aborderai la question de la classification et des catégories dans la partie consacrée à l’exposition où j’approfondirai ce système multicouches (chaque image appartient à plusieurs catégories), que Wolfgang Tillmans désigne sous multivectoriel[2]. L’apparition et l’utilisation de catégories d’images dans mon travail ainsi que d’un certain système de classement est le fruit de l’expérimentation et de l’évolution constante de mon travail ; après quelques mois d’existence du blog, je constatais la récurrence de certains thèmes et sujets… de plus, j’avais tendance à utiliser le même type de cadrage pour les images d’une même catégorie[3]. Cet aspect de mon travail est donc né et apparu avec le temps et n’était pas voulu ni prévu initialement. Au début, mon but était de simplement photographier l’ordinaire et le banal de mon environnement visuel, tracer une carte de la réalité (ma réalité) ; puisqu’il s’agit du quotidien, il paraît évident qu’au fur et à mesure les sujets et motifs se répètent et formeront des groupes analogiques, mais j’avoue ne pas y avoir pensé.

A_ Vues, l’École de Düsseldorf et un certain regard inventé par Walker Evans

Les vues sont caractérisées par la grande distance face au sujet et par leur cadre exclusivement extérieur. On pourra aussi qualifier de vue, un regard de l’intérieur (maison, appartement, train, voiture) vers l’extérieur, où le contour de la fenêtre peut, ou non, être visible. Souvent très claire (un peu surexposées) et peu colorée (faible saturation), la vue montrera un paysage urbain plutôt terne et habituel. La vue n’est pas censée permettre au regardeur de localiser la prise de vue mais seulement de donner un point de vue possible d’un paysage urbain classique ; évoquer un sentiment de déjà-vu ou de familiarité. Le rendu de l’image sera proche de l’esthétique de l’Ecole de Düsseldorf, c’est à dire un cadrage sobre, centré, droit et souvent riche en détails. Je pense ici à des photographes tels que Andreas Gursky, Frank Breuer, Candida Höfer, Thomas Struth. Ce genre ou style photographique s’apparente à la photographie d’architecture ou celle d’inventaire ou d’archive.
Dans les années trente aux Etats-Unis, une forme de photographie conceptuelle voit le jour dans le sens ou certains, comme Walker Evans, Douglas Huebler et Edward Ruscha, mettent en place un même protocole opératoire. La FSA (Farm Security Administration) fut chargée par Roosevelt d’enquêter sur l’économie et l’agriculture en crise ; elle engagea une équipe de photographes dont Evans (et Dorothea Lange) ente 1935 et 1943. 270 000 clichés furent pris et massivement utilisés dans la presse, les magazines et pour des livres. Est né alors le regard de Walker Evans : frontalité constante et repérage méthodique des archétypes de l’espace américain.
« Mais surtout : à distance du purisme moderniste, la découverte de la culture vernaculaire, et le projet de constituer un style spécifique, le « style documentaire », au croisement du « grand art » et du simple document informatif. Aux yeux de Walker Evans, en effet, l’Amérique et la photographie parlent un langage commun, pour peu que l’opérateur-photographe consente à s’effacer et à capter, enregistrer, les signes […]. […] par le radicalisme et le « juridisme » de leur protocole, [les photographies de Evans] annoncent l’art conceptuel de la fin des années soixante. »[4]
Que ce soit Evans, Ruscha ou Huebler, ces photographes s’imposent un protocole opératoire au niveau technique de la prise de vue et par rapport au sujet ; Ed Ruscha va par exemple photographier systématiquement tous les bâtiments de Sunset Strip à Los Angeles, d’abord le côté est du boulevard puis la face ouest. Il présentera son projet sous forme de livre[5] plié en accordéon avec la succession des photos de bâtiments, l’un en bande en haut et l’autre en bas du dépliant. L’apport de ces photographes ne se limite pas au nouveau regard mais lance aussi l’intérêt pour l’architecture vernaculaire et l’idée que le travail photographique puisse trouver son aboutissement dans un simple magazine. Ce que je retiens de ces artistes, est tout d’abord ce regard proche du style documentaire, le côté systématique quant à un sujet, l’intérêt pour le vernaculaire et la présentation de leurs œuvres dont la priorité n’est pas d’apparaître dans un musée (elles sont pensées selon un support culturel spécifique : magazine illustré ou chez moi le blog): les photographies restent inscrites dans le monde pris comme modèle. Ici, nous sommes loin des conditions formelles de la « belle image ».[6]

B_ Choses, le genre photographique du degré zéro (Tillmans) et la
photo-inventaire (Becher)

Les choses concernent les objets de toutes tailles et de tous genres. La chose est par définition le « truc » quotidien utile ou non, que nous oublions de considérer, de regarder, d’observer : elle peut être un interrupteur, un verre, un bibelot kitsch, un vélo, un levier de vitesse, un chariot rempli de courses, une prise de courant, une pancarte, des fleurs en plastique… La chose est prise en photo, telle quelle, telle que je la vois du haut de mes 1m70: vue en plongée si elle est en dessous de mon regard et vue en contre-plongée si elle est en hauteur. J’essaye d’éviter tout artifice de cadrage pour laisser une certaine autonomie d’existence à l’objet. La photo montre l’objet, la photo est l’objet. Certes, l’image est une représentation, ce qui implique une certaine subjectivité et une trace laissée par l’artiste mais ici, le sujet donc l’objet est au centre de l’image au détriment de mon individualisme. Je reviens à Tillmans pour étayer ce point : il parle du degré zéro de son style photographique. Ce qui veut dire, qu’il laisse une liberté d’existence à son sujet (matériel ou humain) à travers l’image ; Tillmans appuie sur le déclencheur, prend le moment, le fixe, mais le sujet fait la photo, l’objet se met lui-même en scène dans son environnement. La photo ne serait alors qu’une sorte de ready-made. Dans cette continuité, j’essaye d’influencer le moins possible le sujet photographié (ce qui est valable pour toutes les catégories d’images citées) afin de préserver, de lui laisser sa force d’expression et sa richesse brutes. Je suis loin de penser pouvoir entièrement effacer toute trace de subjectivité mais il s’agit d’un travail constant tentant de trouver l’esthétique la plus neutre possible. Ma thématique tourne autour de la notion de perception à l’échelle individuelle (d’un espace particulier néanmoins accessible à tous) et donc subjective, or cette même subjectivité doit s’exprimer ici le moins possible afin de voir ces images comme des prélèvements de la réalité ou encore comme un inventaire possible de cet environnement. Il s’agit de transmettre ce que je vois. Je vois l’objet donc je le photographie et je le montre via l’image ; par contre, ce même objet peut être vu et est vu par une multitude d’autres individus et mon geste consiste simplement à prélever son empreinte dans son contexte « naturel » pour le rendre visible et non d’imposer un avis ou une prise de position[7]. Le côté subjectif s’exprimera réellement à travers la catégorie très spécifique des « abstraits » ainsi que par le système d’accrochage, l’exposition du projet. C’est alors qu’un choix éminemment personnel sera fait quant à la disposition des images, leur taille respective, leur support et leur disposition dans la pièce. Ici encore, nous pouvons faire un rapprochement avec les travaux de Bernd et Hilla Becher, initiateurs du courant de l’École de Düsseldorf. Ils photographient les monuments et bâtiments industriels (ainsi que les châteaux d’eau) en Allemagne depuis les années soixante-dix ; le projet initial était de faire un inventaire de ces constructions qui seraient probablement voués à disparaître sous peu. Les conditions, ainsi que les paramètres techniques de la prise de vue devaient toujours être similaires (aspect caractéristique de l’inventaire photographique): temps gris et couvert (lumière diffuse), vue frontale et centrée, utilisation systématique de la même focale et d’une chambre photographique, toujours le même type de film noir et blanc, peu de contrastes dans le tirage pour valoriser les détails, vue dégagée sans arrière plan. Après quelques années de travail d’archivage du patrimoine industriel allemand, les Becher commencèrent un travail d’assemblages des images ; ils se rendirent compte qu’en dehors de la valeur historique de leurs photographies, ces images avaient un potentiel plastique. Un projet plastique presque sculptural vit alors le jour à travers une réorganisation strictement formelle des photos. Les bâtiments de forme analogue furent réunis par catégories, disposés en quadrillage sous cadre. Ici, tel que les images du blog considérés comme simples prélèvements de mon environnement, le projet trouve son sens ainsi que sa forme dans le mode d’exposition, c’est-à-dire dans le choix personnel de réorganisation des photographies par l’artiste.

C_ Portraits, l’autonomie du sujet (Tillmans) et le gros plan (Parr)

Les portraits, ainsi que les autres catégories, répondent à la même problématique citée ci-dessus, c’est-à-dire laisser une forme d’autonomie au sujet photographié. Les individus représentées sont exclusivement des personnes de mon entourage ; les situations de prise de vue peuvent, elles, être très variables : souvent en intérieur, situation quotidienne avec mon colocataire, entre amis dans un bar ou en appartement, en famille, ou à l’extérieur. Le modus operandi reste quasi constant : cadrage serré (je suis seulement à une cinquantaine de cm de mon modèle), souvent le haut de la tête ou une autre partie du visage coupé, presque toujours utilisation du flash et un positionnement frontal ou en contre-plongée. Fréquemment, la photo est désaxée pour accentuer le mouvement et la dynamique, le côté spontané et la vitalité de la situation. Le cadrage coupant la tête participe aussi à cet aspect et insiste sur la proximité entre photographié et photographiant, ce qui plonge le regardeur dans le vif de l’action. Je ne demande pas explicitement à la personne de poser pour la photo ; mes sujets privilégiés étant naturellement les amis proches et la famille, ils sont habitués à l’appareil et n’ont donc plus de réticence ou de peur du résultat. Dans ces cas précis, l’idée d’autonomie du sujet face à la photo est possible : il se positionne volontairement et consciemment face à l’objectif ou ne lui prête aucune attention. L’image montrera alors une personne qui n’est pas déstabilisée ou dénaturée par la photographie et elle s’y reconnaîtra aisément et sans réticence. Quant aux personnages moins récurrents, occasionnels, il est souvent nécessaire de multiplier les essais avant d’arriver à un résultat satisfaisant[8]. Dans les portraits de Tillmans, cette idée d’autonomie du sujet photographié est parfaitement mis en application ; le modèle se présente à l’appareil et pose dans l’attente du moment où l’image sera prise. Il se transforme en « natural-born performer »[9]. Tillmans tente de se rapprocher d’une image déjà présente, tel un ready-made.
Martin Parr a toujours photographié les gens, or son style a évolué depuis le début des années soixante-dix. Il a commencé avec un appareil moyen format, une focale normale avec des films noir et blanc, pour arriver en 1995 à l’utilisation d’un format 24/36mm, un grand-angle et le tout en couleurs et avec flash. Le changement de matériel montre la transformation du mode opératoire: avec les années, Parr se rapproche de son sujet. Son style devient plus incisif, plus direct, plus impitoyable. Le gros plan est devenu son arme la plus redoutable : quelque soit la chose ou le sujet photographié, chaque détail nous saute à l’œil, rien n’y est épargné, Parr va droit au but. En particulier dans ses portraits des dix dernières années, le visage n’est que rarement montré en entier sur la photo, en dehors de mimiques particulières tels qu’une grimace, un baillement, un cri ou n’importe quelle autre déformation. Il va à l’essentiel, seul l’objet compte, l’arrière plan ou le contexte ne sont que d’ordre secondaire. Son cadrage est très calculé dans le sens où il traque l’élément particulier, le « truc » qui l’interpelle ; lorsqu’un visage est coupé, il nous montre seule la partie importante (fausses dents, bourrelets, calvicie, oreilles décollées, chapeau, lunettes)[10]. Ici, la coupure dans le cadrage n’est donc pas un paramètre dynamique de la photo, ni un caractère spontané ou d’instantané. Sa photographie à une forte valeur indexée (voir note de bas de page n°25).


D_ WCs, inventaire et point de vue canonique

Je considère les WC comme la composante la plus banale[11], la plus stable et la plus proche de l’idée d’inventaire ou d’archives. Cette série a un caractère légèrement trash dans le sens dérangeant du terme. Parties communes closes et très personnelles, leur apparition en série voire exposées en public peut heurter la limite de tolérance de certains. L’aspect banal de la cuvette naît par sa fréquence d’utilisation par n’importe qui d’entre nous et par son omniprésence. La stabilité plastique de l’ensemble de la série est liée à deux éléments : la forme constante ovale du wc et la composition très similaire d’une image à l’autre. Le WC est systématiquement photographié sous le même point de vu[12] : contre-plongée désaxée, vision à partir de l’avant gauche. La cuvette prend trois quarts de la hauteur de l’image et est sensiblement décalée vers la gauche du cadre. Pourquoi avoir choisi de disposer le motif vers la gauche de l’image et de le photographier de ce même côté ? Il y a trois possibilités d’entrée dans un tel lieu : par l’un ou l’autre côté, ou encore frontalement. Dans les lieux proposant plusieurs WC dans une même pièce, les cabines individuelles sont généralement alignées ; dans ce cas, l’accès est frontal. Un WC seul aura la plupart du temps une entrée latérale. Dans ma vie quotidienne je suis généralement confrontée à des toilettes uniques, qui ont donc un accès de côté ; la fréquence des entrées gauches ou droites est à peu près identique or les premiers spécimens photographiés avaient la porte sur la gauche. D’où le choix de ce côté. En dehors de cette raison empirique, j’ai été poussé à désaxer la prise de vue afin de faciliter la reconnaissance de l’objet : ainsi, j’obtiens non seulement des détails de la forme de la cuvette et de son intérieur, mais aussi du socle. Plus le regardeur trouve de détails et d’informations sur l’objet dans l’image à travers le point de vue choisi, plus sa reconnaissance et sa mémorisation seront faciles[13].

E_ Bouffe, studium/punctum et Food de Martin Parr

J’appelle bouffe, les plats cuisinés, les casseroles ou poêles sur le feu, les assiettes remplies ou déjà entamées, les gâteaux ou autres préparations culinaires. Telles que les autres catégories citées ci-dessus, le point de vue est défini par mon angle naturel de vision. Puisqu’il s’agit de cuisine, presque tous les éléments sont posés sur une table, un plan de travail ou une cuisinière : leur hauteur est presque invariable. Je les photographie donc assise ou debout, légèrement désaxés pour me rapprocher une nouvelle fois du point de canonique : ainsi, j’obtiens des formes ovoïdales et non, parfaitement circulaires (rapprochement formel avec les WC). Comme les WC, mais d’une façon peut être plus agréable, la nourriture est un rituel inextricable de notre quotidien. Elle est symptomatique de notre manière de vivre, de l’époque, de la culture, des habitudes sociologiques, et de la mode d’une société donnée. Sur un plan strictement plastique, ce sujet est très riche : les assiettes, les plats ou les casseroles sont ronds (variable relativement stable) mais l’aspect de leur contenu tant au niveau de ses couleurs que de sa disposition est très diversifié. On obtient donc une série d’images dotées d’une forte analogie formelle : forme ovoïdale prise en gros plan, point de vue légèrement désaxé, contenant et contenu. Ces paramètres soulignent leur appartenance à une même catégorie de photos et accentuent les différences interindividuelles telles que la couleur du fond (voire aussi son motif), du plat ou de la bouffe elle-même, sa mise en scène, son caractère propre. Généralement, je ne coupe pas le plat photographié afin de laisser visible la mise en scène naturelle de l’objet, son placement dans le contexte donné : la nappe de la table, le sous-plat, les plaques chauffantes ainsi que naturellement les éclaboussures, les miettes, les tâches ou les traces du « making of ». Chacun de ces points est une source d’informations sur l’instant fixé et ouvre le dialogue avec le regardeur. Dans le langage de Roland Barthes[14], il parlerait de la forme invariable (le contenant) comme « studium », chose aisément reconnaissable qui ne retient pas notre attention, qui fait partie de notre culture, alors que les détails tels que l’aspect de arrière plan, les salissures, et la texture de la nourriture seraient le « punctum ». « Punctum » puisque l’œil s’arrête sur les petites choses qu’il ne devrait pas regarder avec insistance ou qu’il serait censé ignorer par soucis de comportement politiquement correct. Ici, le moment est fixé, anonyme pour le regardeur qui n’est pas impliqué personnellement dans la situation, il n’entre pas non plus dans l’intimité vu qu’il s’agit d’un événement banal et ordinaire ; il peut alors scruter la photographie sans retenue.
Parr aime le banal, le kitsch, une forme de trash qu’il retrouve dans la bouffe. Le « food » est pour lui le symptôme d’une société, le bout de l’iceberg qui parle sans retenue de la culture, des habitudes et mœurs d’une certaine population. Tel que je l’ai évoqué plus haut, il travaille en gros plan depuis le milieu de années quatre vingt dix et ne déroge pas à la règle quant à cette thématique particulière. La bouffe est fixée sous toutes ses formes au plus près. Il utilise le flash et un tirage très saturé ce qui accentue tous les aspects de celle-ci : couleurs, texture (visqueux, gras, humide, luisant…). J’ai fortement été influencée par lui dans mon attirance pour la photographie de bouffe, de restes alimentaires, de scènes de table ainsi que toute autre manifestation de kitsch et trash dans le quotidien.

F_ Pieds, caméra subjective, distinction entre familiarité et intimité (Goldin)

Tels que les séries précédentes, les pieds offrent des paramètres plastiques forts au sein de leur catégorie : toujours en contre-plongée, à partir d’une position debout en face-à-face ou assise via un regard sous la table. Parfois, on voit un pied seulement, souvent les deux ; tout dépend du point de vue. Les pieds, les chaussures, la position des jambes sont une source d’information très riche à mes yeux, par conséquent je les observe volontiers. Je ne rentrerai pas dans les préjugés, ni les présupposés ou les hypothèses hasardeuses ou empiriques, mais il me semble que cette partie du corps (nue ou habillée) nous renseigne sur la personnalité et les habitudes de la personne cible ; voire également sur sa culture, sur la mode actuelle. J’aime orienter le regard du spectateur sur ce genre de détails afin que non seulement, il y prête attention, mais encore qu’il y réfléchisse et projette un certain nombre d’hypothèses quant à l’identité du propriétaire de ces pieds. Au sein de cette même série, on trouvera quelques sous-catégories dont celle de mes pieds (talons orientés vers le bas de l’image) ou celle de ce que j’appelle les binômes. J’inclus une partie de mon corps dans l’image, ce qui ne laisse plus aucun doute au spectateur quant au point de vue : il voit à travers mes yeux, partage mon point de vue et ainsi, l’individu photographe devient visible. L’appareil devient visiblement ce qu’on appelle au cinéma une caméra subjective. Les binômes ou encore duos, sont deux paires de pieds dans une même photographie : habituellement, il s’agira de deux personnes discutant côte à côte, ou assis l’une à côté de l’autre. Je saisis et je fixe les duos lorsque la ou les positions des jambes (pieds) donne une information sur l’instant : type de discussion, nature du rapport entre les sujets, ambiance. Je considère cette série comme la plus intime parmi mes photographies ; ce sont des images qui renseignent le spectateur sur la personnalité sujet photographié. Selon, les photos et en fonction du don d’observation du regardeur, cette catégorie peut réellement être qualifiée d’intime. Ainsi, je coupe le haut du corps afin de ne pas dévoiler l’identité du modèle. Je ne cède pas à l’intimité. L’importance n’est pas de connaître ou de reconnaître la personne, il est plus question d’une démarche en soi : systématiquement regarder les pieds, remarquer et relever les détails intéressants. Mes sujets ne sont que des exemples ou des cobayes, acteurs malgré eux dans ce projet, et qui me permettent de mettre en image un mode perception qui en l’occurrence est le mien. Moi, également en tant que simple sujet ou cobaye à ma propre expérimentation. Comment montrer ce que l’individu voit et regarde ? Quel est son mode de fonctionnement ? Quels sont ses repères visuels ? L’élément stable est l’environnement alors que l’individu est le paramètre variable : La subjectivité nous amène à ne pas percevoir ni appréhender notre contexte de façon universelle. Il ne s’agit nullement d’intimité dans ce projet mais uniquement d’une question de familiarité, une question de positionnement face au monde extérieur. Le spectateur a un peu une position de voyeur dans le sens où il voit à travers mes yeux, par contre il est loin de passer la limite de l’intimité car les situations ou scènes montrées ne montrent aucun aspect qui trahirait ma vie privée ; quasiment toutes les images concernent des aspects d’une vie parmi d’autres, elles informent le public sur l’environnement dans lequel je vis et non directement sur ma personne ou sur les membres de ma tribu. Je montre au public comment j’observe, ce que j’observe, il s’agit plus d’une démarche, d’un concept en soi (comment montrer efficacement la manière dont l’individu perçoit) que d’un dévoilement d’une quelconque intimité. Néanmoins, la question de la distinction entre intimité et familiarité se pose.
Je ne souhaitais pas me référer à une définition ou à un texte préexistant, élaborant cette problématique. Mon point de départ est ce que j’entends personnellement par l’un ou l’autre terme. Je pars du travail de Nan Goldin, que je considère être une recherche autour de la question de l’intime. De quelle façon mon projet ou mes images se distinguent-elles des images de Goldin ? Tout d’abord il est prudent de prendre un certain recul face à sa propre création, puisque la sensation de l’intrusion dans la sphère intime de l’autre nécessite d’y être extérieur. Seul après plusieurs mois d’existence du blog, il me fut enfin possible de regarder mes images avec un certain détachement. Donc, où se trouve la limite entre intime et familier ? Je dirais pour simplifier, que Nan Goldin tiens un journal intime pour y livrer toutes ses émotions, les moments forts de sa vie, tous ses états d’âme. L’appareil est son compagnon de route, elle partage son quotidien avec lui, il est sa catharsis. Mémoriser, montrer, voir et graver sa vie dans une forme d’immortalité, rend ce vécu plus acceptable et plus vivable. L’une des caractéristiques premières de son oeuvre, est qu’elle est chargée en émotion, continuellement fleur de peau. Ses portraits, ainsi que quasiment tous ses motifs sont des photos-souvenirs, des moments forts qu’elle souhaite garder ; la différence avec le photographe amateur est que ces occasions de prises de vue sont non seulement joyeuses mais aussi dramatiques, qu’elles ne concernent pas la famille génétique mais l’ersatz de famille de Nan, et que ce projet se déploie sur une période relativement longue de sa vie (constance dans la pratique et les sujets suivis). Or, j’insiste sur l’importance du souvenir personnel chez cette artiste ; chaque image porte une charge émotive. Peut-être que la photographie est une forme de thérapie introspective pour elle (hypothèse). Pour moi, l’intimité rime avec la charge émotive. La fonction première de mes photographies n’est pas leur valeur émotionnelle, ni leur fonction de souvenir. Mon but est de mettre à plat ma perception quotidienne de mon environnement. L’utilité, si je puis m’exprimer ainsi, est un questionnement et une recherche constante sur la perception individuelle et sur la meilleure façon de partager ce point de vue d’une même réalité avec le spectateur. Ce qui est en jeu ici, est le banal, le quotidien, ce à quoi la majorité d’entre nous a accès : vie citadine, rythmée par une occupation (études, travail) dans la norme de la société. Tout le projet tourne autour de l’expression d’une manière particulière d’être dans le monde. Je propose au public de voir quotidiennement à travers mes yeux, je ne lui impose pas ma pensée, ni mon opinion, je suis loin d’une considération esthétique (beau ou laid) ou d’un quelconque jugement. J’essais simplement de montrer les choses telles qu’elles se présentent à moi. Finalement, la réelle différence entre la photographie de Goldin et la mienne n’est pas tant le style photographique (qui peut s’apparenter à celui de l’amateur dans les deux cas), ni les sujets (portraits, autoportraits, vues…) ou encore l’environnement, mais seulement la charge émotive et la valeur de l’image. Je vois, je prélève et je classe, j’archive, j’observe de manière quasi systématique, Nan vit, sent les émotions du moment et tente d’en garder un souvenir, une trace matérielle, faute de pouvoir suspendre le temps. Elle raconte son univers et sa vie, je transcris ce que je vois. Mon environnement est le point central de mon questionnement, l’extérieur, alors que je tente de m’effacer derrière l’objectif (contrairement à la TV réalité par exemple, où l’individu tient la place centrale)… J’étudie ce que je vois, Goldin étudie ce qu’elle vit. J’essaie de devenir anonyme, neutre, distante, peut-être pour étudier ma propre perception, ma manière d’être dans cet environnement… ce qui explique les autoportraits.

G_ Autoportraits, devenir visible, s’inscrire dans son environnement

Depuis plusieurs années, je me photographie régulièrement. La première raison de se geste s’explique par ma formation professionnelle : photographe, je me trouvais confrontée aux portraits en studio. Le client non expérimenté a une grande difficulté à poser ou se présenter naturellement devant l’appareil ; il a peur de ne pas se reconnaître, de ne pas voir une représentation fidèle de l’image qu’il se fait de lui. Ainsi, je décidais de me photographier moi-même, pour m’habituer à mon image et pour pouvoir mieux conseiller le modèle inquiet. L’une des conséquences est que je n’ai plus peur de mon image, par contre, bizarrement, je me regarde presque comme une étrangère. J’ai pris l’habitude de me voir, telle que n’importe quelle autre personne de mon entourage. C’est-à-dire qu’à travers cette pratique de l’autoportrait, je m’inscris dans mon environnement quotidien ; je deviens un élément parmi d’autre, un sujet d’étude, une catégorie. Effectivement, la seule chose que l’individu ne voit pas dans son contexte, c’est lui-même. Il est important pour moi, au même titre que tous les autres éléments, d’être visuellement présente dans cet environnement que je sillonne au quotidien. De m’y inscrire, me voir y évoluer, me regarder, m’étudier comme les autres sujets (ou presque), ce qui indique d’ailleurs une certaine manière d’être-dans-le-monde. Grâce à ce petit tour de passe-passe, je deviens un personnage de mon monde visuel, je deviens visible pour moi et pour le public, et je prends une place dans mon environnement. L’autoportrait est fait à bout de bras, selon à peu de choses près les mêmes modalités que les portraits. Évidemment, contrairement à toutes les autres photos, je ne prévois pas vraiment le résultat, d’ailleurs je ne le peux pas. Ici, c’est seulement lorsque l’image apparaît sur l’écran de l’appareil que je me fais une première idée de ce que la photo peut être. Dans ce cas, je ne peux pas immédiatement parler de la justesse de l’image (pas de comparaison possible avec le réel) ; souvent, je fais plusieurs photos avant de choisir la bonne. Fréquemment, le seul critère décisionnel est l’aspect technique de la prise de vue (luminosité, mise au point correctes, cadrage), or la composition de l’image peut également jouer un rôle.

H_ Abstraits, confrontation entre réalisme et détachement du réel (Tillmans et Ruff)

Les abstraits sont nés dans mon travail il y a peu de temps. Je qualifie cette catégorie d’abstraite puisqu’elle ne correspond pas à une vision détachée, neutre, ni conforme à réalité extérieure. Ici, je propose une vision subjective d’un moment réel ou imaginé : une sorte de rêve éveillé. On retrouve ici, toute la subjectivité du photographe. Autant je tente de rester distante et neutre face à ma vision de l’extérieur, autant je dois me rendre à l’évidence : il est impossible de transcrire la vision de l’individu de façon exclusivement (pseudo) objective, neutre, sans laisser de place à sa subjectivité, ses délires, ses rêves, son imagination. Cette catégorie présente tout le contraire, le contrepoids de la majeure partie de mon travail. D’un autre côté, cet aspect complète mon projet : vision humaine du quotidien, ancrée dans le réel mais avec certaines digressions propre à l’individu. En recherchant des aspects similaires chez d’autres photographes (confrontation entre objectif et subjectif/illusoire/abstrait) je trouvai des ressemblances chez Tillmans et chez Ruff. Chez l’un et l’autre, l’essentiel du travail porte sur une transcription du réel proche d’une esthétique neutre ou objective ; Tillmans veut laisser une forme d’autonomie à l’objet photographié, considère sa photo comme un ready-made, essaie de s’effacer à travers un style très simple; pour lui, l’image préexiste (dans son contexte naturel) à la photo, il ne fait que la prélever[15]. Ruff, artiste de l’Ecole de Düsseldorf, est surtout connu pour ses portraits neutres. Ces séries étaient toutes photographiées en studios avec les paramètres de prise de vue stables ; en résultent, des photographies très distantes, sans émotion distinguable (ni dans la photographie, ni sur le visage du modèle), où le sujet anonyme est présenté sur fond neutre et éclairé uniformément, avec un point de vue frontal. Le regard du sujet doit être le plus objectif possible pour ne laisser transparaître aucune humanité, dans le but de démontrer l’impossibilité de représenter la personnalité à travers la représentation de la seule surface humaine[16]. L’image très calme, symétrique, est exposée en tirage plus grand que nature : chaque plus petit détail est visible. "Wenn Dinge sind, wie sie sind, warum soll ich versuchen, sie anders darzustellen?"[17] était le maître mot de Ruff. Fin des années 90, il présente sa série « nudes » montrant des images pornographiques choisies sur Internet et retravaillées sur ordinateur. En résultent, des visions floues, troubles, qui exprimeront le fossé qui les sépare de la réalité et donc d’une vision objective du sujet. Ruff quitte le domaine de la perception neutre du réel pour un champ résolument autre : certes, il s’agit toujours de la perception du corps à travers l’image, or, ici, il manipule les images. Loin d’une perception authentique du réel, il choisit des images qui n’ont pour ainsi dire pas d’original, pas de négatif, qui sont loin d’une représentation réaliste d’un évènement (mise en scène artificielle), qui signifient la perte de l’authenticité dans la perception du corps. Des images anonymes, sans photographes : peut-on encore parler de photographie ?[18] De surcroît, son geste manipulateur accentue l’écart entre la réalité et sa représentation, il montre l’image photographique dénaturée. « Most of the photos we come across today aren't really authentic anymore--they have the authenticity of a manipulated and prearranged reality.” Ruff passe donc avec la série des « nudes » à l’antonyme de son travail antérieur. Il quitte l’objectivité de l’Ecole de Düsseldorf pour un travail plus subjectif dans le sens où l’intervention de l’artiste est clairement visible et participe à détacher l’image du réel. Il ne croit plus à l’existence d’une image objective et neutre, fidèle au modèle réel. Quant à Tillmans, il se lance dans l’image photographique abstraite avec sa série Freischwimmer[19] (ou la série Blushes); le modèle réel n’existe plus, le papier photosensible devient un médium d’expérimentation dans la chambre noire. Seuls lumière et pigments donne naissance à l’image, il s’écarte de toute représentation. À l’inverse de Ruff, Tillmans pratique simultanément photographie réaliste et expérimentation abstraite. Le principe fondamental reste le même : rendre visible sur un matériau photosensible les impacts de lumière. Il dessine avec la lumière. Dans le premier cas il montre ce qu’il voit (réaliste) et dans le second, il découvre et rend visible ce qu’il ne voit pas (abstrait). Je ne sais pas si on peut réellement parler d’un travail subjectif, néanmoins ces images naissent de l’expérimentation (rôle du hasard) de l’artiste sachant qu’il n’existe aucun référent extérieur. Tillmans n’hésite pas à concilier les deux approches dans une même image : prenons l’exemple de I don’t want to get over you[20] où est présenté une vue du ciel avec des tracés verts abstraits brouillant l’image. Je suis incapable d’affirmer si ces formes abstraites sont nées d’une manipulation volontaire ou d’un (heureux) accident dans la chambre noire. Dans l’ouvrage Aufsicht[21], photographies réalistes, images abstraites et images composites sont présentées en alternance. Pour l’artiste, concret et abstrait ne sont pas incompatibles : il agit selon le principe d’équivalence[22], c’est-à-dire que le lien entre les images peut-être le sujet, la couleur, la texture, la forme, la symbolique et tout cela sans hiérarchie. Abstrait et concret fonctionnent ensembles. Le tout est une recherche sur l’empreinte de la lumière. Pour en revenir à ma série des « abstraits », ils trouvent donc leur place dans l’ensemble du projet ; ils sont une facette de la perception du quotidien, qui a la particularité d’être imaginaire. Je prends en compte la particularité propre à l’individu : son monde imaginaire, plus ou moins éloigné de la réalité.

I_ Vidéos, expérimentation, action et mouvement

Il y a peu de temps je décidai de commencer à inclure des courtes vidéos à mon projet. Cette partie de mon travail est encore dans son stade expérimental. La vidéo est censée apporter une composante essentielle au projet, le mouvement. Tout film représentera une forme de mouvement souvent répétitif : vue par la fenêtre sur l’autoroute, vision des pieds en marchant, jeu de ping pong, tram en marche, une personne en train d’exécuter une action ordinaire. Ainsi, l’action et le mouvement deviennent une catégorie et élargissent encore la dimension temporelle du projet en dehors de la chronologie du blog. Je remarquais que j’avais tendance à vouloir intégrer le mouvement dans le projet via la photo ; finalement, au lieu d’avoir l’action, je figeais le mouvement même si je le représentais par une image bougée ou par une série le décomposant. Pour rester dans un langage simple et direct, je choisissais donc d’utiliser la vidéo, surtout que mon projet n’est nullement limité au médium photographique.

J_ Remarques

Les autres images ne rentrant pas directement dans les catégories citées, sont des photos hybrides (entre deux catégories) ou des exemplaires moins typiques de leur domaine. Toutes les autres photos peuvent néanmoins être analysées avec les paramètres explicités dans les catégories ci-dessus.


III STATUT DE L’IMAGE

Prenant comme références théoriques les textes de Jean-Marie Schaeffer et Henri Vanlier, j’essaie de préciser le statut de mes photographies. Sont-elles simples représentations de l’objet ou de la scène ? Ont-elles une valeur symbolique ? Sont-elles des icônes ? Ont-elles une valeur de mémoire ? Sont-elles des empreintes ? Quel est leur rapport à la réalité (au modèle)?
Pour cela, il est nécessaire de trouver les termes adéquats à la désignation spécifique du statut de l’image. Je me contenterai des notions de signe[23], d’icône[24], de signe analogique[25], d’index[26], d’indice[27] et d’empreinte[28], sans pour autant discuter la justesse de leur définition ou de leur pertinence.
La fonction essentielle de mes photographies concerne la transcription de ma vision ; mon image est donc une icône. J’essaie dans cet acte de transcription de rester le plus proche possible de ce que je vois au quotidien. Certes, tel que Jean-Marie Schaeffer l’affirme, il est impossible d’arriver à une image entièrement conforme à la vision (voir note de bas de page n° 19). Avec l’outil que j’utilise, il me semble que tous les paramètres pour me rapprocher de la vision humaine sont mis en œuvre.
Est-ce que ma photo est l’objet, ou tente d’être l’objet ? Non. L’important est l’objet, le sujet, dans son environnement et dans une situation donnée. Mon image est donc un signe mais pas un signe analogique, elle n’est pas une réplique, une copie ou un clone de l’objet. Elle désigne l’objet mais ne l’imite pas.
Est-ce que mon image a valeur d’index ? Il est difficile de trancher sur cette question. Ma photographie est un index dans le sens où elle montre un objet, une scène, un environnement. Tel que Henri Vanlier nous le fait remarquer, l’index se cache dans les modalité techniques de la prise de vue et du tirage : « Choix de pellicules ou d’impression, ou une diaphragmation, qui montrent qu’on a voulu attirer l’attention sur la lumière du matin ou du soir, ou sur la qualité d’ombre d’un sous-bois. »[29]. Ou encore la profondeur de champ mais aussi, et surtout toutes les modalités de cadrages[30]. Or je me trouve confrontée à un problème ; je pense que chacune de mes images montre sans ambiguïté son sujet et que par conséquent, elle l’indique, néanmoins certains exemplaires montrent une forme de spontanéité qui ferait plus référence à un cadre-limite. Prenons comme exemple quelques portraits ou scènes photographiés qui sont fixés sur le vif, où je ne regarde pas à travers le viseur et où, par conséquent je ne maîtrise pas le cadrage[31]. Dans ce cas, nous avons affaire au cadre-limite et la photo perd en sa valeur indexée. En général, je pense pouvoir affirmer que mes modalités de cadrages ont peu de valeur indexée puisque je suis du côté d’un cadre-baladeur (maîtrisé) fixant n’importe quel objet, n’importe où, n’importe quand. Ma démarche ne met pas en valeur le sujet, je ne mets pas le banal sur un piédestal, donc, en quelque sorte, je ne l’indexe pas.
Toute photographie est indice et empreinte par sa nature même. Empreinte par le procédé : empreinte de la lumière sur un matériau photosensible. Indice, puisque l’image est une trace du photographié. Par contre, au-delà de la fonction indicielle primaire, mon image n’a pas valeur d’indice dans tous les sens du terme. Elle n’a pas valeur de souvenir ou de mémoire ou encore de preuve. Elle est présentée comme un fait. Quelque soit le référent, son lieu, ou le moment de la prise du vue, la photo n’en perd pas en valeur propre. Certes, les références temporelles sont importantes dans le blog, mais uniquement dans l’idée de succession et d’ordre chronologique, de rythme, et non pour l’instant t, un jour j.
Vanlier précise par contre une caractéristique de l’indice photographique que je reprends volontiers dans la qualification de mon image :
« […]indexés au plus intime, les indices photographiques sont d’autant plus puissants qu’ils sont faciaux, c’est-à-dire qu’ils présentent le spectacle par la face normalement vue par le regardeur, et en préservant les plans (quoique sommairement). […] la photo, me faisant voir l’effet d’une cause dans la direction et selon les plans où je vois d’ordinaire cette cause, a pour résultat que cet effet provoque dans mes schèmes mentaux des déclenchements très semblables à ceux que provoque la cause elle-même. […] Nous nous contenterons donc de parler d’indices monstratifs (et démonstratifs) faciaux accentué et orientés. .»
Effectivement, mon image étant icône, les indices monstratifs faciaux sont accentués dans le choix du point de vue, de la focale utilisée, des couleurs, du format, de la distance entre appareil et photographié. Dans ce cas précis, la photographie est indicielle.


IV MONSTRATION AU PUBLIC

Le projet initial était et est d’ailleurs toujours un blog photographique sur Internet ; l’hypothèse de départ étant de transcrire au quotidien ma perception visuelle de mon environnement, par la photographie. Le travail a évolué, s’est précisé mais s’est aussi transformé. A priori, la question de l’exposition ne se posait pas comme telle puisque le projet est librement accessible sur Internet et donc potentiellement visible et accessible au public. Progressivement les images se sont accumulées (plus de trois cent aujourd’hui), le style s’est affirmé et regardant l’ensemble, plusieurs idées et nouvelles hypothèses ont émergé. Vu que la mise en forme choisie du travail est un blog, il était évident que je présenterais les images par ordre chronologique ; date, heure (à la minute près) figurent en dessous de chaque prise de vue. Or, en dehors de leurs caractéristiques temporelles, les photographies peuvent fonctionner seules ou en groupes, par série(s) et/ou par catégorie(s). Un nouvel agencement, une réorganisation des images du projet via une exposition donne un nouveau sens de lecture à l’ensemble du travail ainsi qu’une nouvelle signification à chacune photographie. Le projet prend ainsi de nouvelles dimensions.


Après cinq mois de pratique intensive, le moment d’une remise en question était arrivé ; le blog était alors constitué d’une grande quantité d’images, consultables sur le site et qui correspondaient à plus d’une centaine de pages Internet. Les visiteurs regardent habituellement les posts[32] les plus récents sans considérer le projet dans son ensemble. Ce qui veut dire que mise à part les personnes suivant le projet depuis ses débuts, peu de spectateurs connaissent l’ensemble du travail. Le public averti suit l’évolution du projet et pourra notamment découvrir des aspects récurrents apparaissant dans la totalité du blog. Je pense à l’évolution de la recherche plastique de la prise de vue mais aussi à la récurrence des thèmes, sujets, objets et de la composition des images. Afin de palier à une appréhension strictement linéaire, unilatérale (chronologique) de mon travail, je décidai alors de reconsidérer l’ensemble du travail en vue d’un concept d’exposition.

Un premier pas vers l’exposition de mon travail passait par la matérialisation de l’image, le passage du virtuel vers le matériau. L’impression des photos qui me paraissent les plus pertinentes (sujet, composition, couleurs, lumière), les plus justes quant à ma perception de l’extérieur, m’a tout d’abord amené à en faire une sélection, un tri. Puis, les voyant toutes mises à plat, je commençais par les ordonner, créer des catégories, pour enfin me rendre compte qu’une même image pouvait appartenir à plusieurs groupes. Prenons l’exemple d’une photo d’un interrupteur rond de la lumière d’une cage d’escalier ; image centrée, quasi minimaliste, sur fond blanc. Elle fait partie de la grande catégorie des « choses », mais aussi de celle du « blanc », du « presque rien » et elle a un caractère ambiguë (téton ?). Dès lors se posait une nouvelle question : comment gérer cette pluralité, cette multiplicité ? Wolfgang Tillmans[33] parle du caractère « multivectoriel » de l’image : les multiples sens de lecture de celle-ci. En cherchant du côté de la psychologie cognitive[34], plus précisément des modèles de la mémoire à long terme (MLT) et des processus d’encodage et de l’organisation de l’information, je trouvai une solution ou du moins une réponse possible à ma problématique. Les modèles sur lesquels je m’appuie ici, sont des systèmes de réorganisation de l’information perceptive sous forme analogique. Chaque image (perceptive ou mentale) est reliée à d’autres images ou concepts par analogies (ressemblances). Cette organisation de notre mémoire nous permet de reconnaître plus rapidement et plus efficacement les éléments de notre environnement. En plus de cela, nous gardons pour chaque objet (image) perçu un point de vue canonique[35] : « […]le point de vue canonique est celui qui donne le plus d’informations sur la structure complète de l’objet, qui permet de mieux le distinguer des autres objets qui pourraient lui ressembler. Le plus souvent, il s’agit d’une vue trois-quarts avant. »[36]. C’est-à-dire que nous mémorisons un point de vue particulier de chaque objet, qui sera le point de vue privilégié et qui favorisera la reconnaissance. Cet aspect entrera en compte pour le cadrage et le style photographique mis en œuvre, mais ne concerne pas directement la question de l’exposition. Pour en revenir à l’exposition, attardons nous sur une sous partie d’un réseau associatif non hiérarchique de Collins et Loftus.
[37]
Je ne compte pas expliquer tout le fonctionnement de la MLT, or la réorganisation de l’information par la mémoire est la théorie qui me permet d’expliquer de façon rationnelle mon mode d’exposition. J’ai tout d’abord disposé les photographies par catégories, puis associé les catégories entre-elles avant de me rendre compte que chaque classe comportait des sous-classes qui elles-mêmes était organisées et liées. De plus, certaines images me semblaient plus justes que d’autres (typicalité de l’exemplaire[38]) et par conséquent je décidais de les mettre en avant en les agrandissant. J’essaye donc d’utiliser et d’accentuer un maximum toutes les caractéristiques (sémantiques, conceptuelles) et paramètres (plastiques) de l’image : le système d’accrochage par catégories, sous catégories et multiples sens de lecture (horizontal, vertical, par symétrie, par proximité) souligne la richesse de chaque photographie. L’image n’est pas seule, mais dialogue avec son contexte et révèle ainsi la perméabilité des catégories et son caractère éclectique.

Ce mode d’exposition est en premier lieu un travail intuitif et très subjectif, répondant à une logique interne, néanmoins je pense que cette réorganisation des images à un rapport étroit avec la structure de la MLT (ma MLT). Peut-être que l’inconscient devient visible ? Il s’agit de montrer au public ma manière d’être-dans-le-monde, de percevoir l’environnement extérieur au quotidien, le tout en transposant mon projet de blog dans un espace. Malgré tout, l’affichage reste un geste plastique, calculé et maîtrisé : l’organisation n’est pas aléatoire, elle fonctionne par association sémiologique et formelle (même si elle ne correspond pas forcément à la logique intuitive du spectateur). En dehors de la réorganisation interne des images, la vision d’ensemble est importante : il est nécessaire que le tout ait une forme de cohérence pour moi. Le système proposé est relativement complexe puisque son organisation est multivectorielle et surtout intuitive et donc personnelle ; je ne peux donc pas attendre, ni exiger (ce n’est d’ailleurs pas le but recherché) du spectateur de comprendre cet accrochage comme un tout cohérent. Le public est susceptible d’y voir un côté aléatoire. Aléatoire pour lui, logique pour moi. Quelque soit le degré de cohésion percu par le public, il est confronté à une réorganisation d’images du réel quotidien : il est ainsi dans un espace où la disposition des images n’est ni naturelle, ni la sienne. Néanmoins, son appréhension de l’installation reste libre dans le sens où aucun mode de lecture n’est imposé. Les données (images) sont reconnaissables et identifiables, même si le sujet/objet est vu à travers mes yeux, or la composition du tout met en avant l’organisation de mes perceptions : elle est étrangère au public. C’est une autre manière d’être-dans-le-monde. Les paramètres essentiels, entrant en jeu dans ma logique d’accrochage, sont les paramètres plastiques comme le chromatisme et les formes. Le choix de présenter deux types de support, l’un brillant et l’autre mat, vise à souligner certaines caractéristiques des images liées à la luminosité. Le brillant fait ressortir les couleurs foncées et saturées alors que le mat limite la saturation et rend les parties très claires plus lisibles. Les photographies montrées sur papier mat, ne sont que peu colorées voire presque monochromes ou à dominante chromatique unique et claire. Ainsi, je créer deux nouvelles catégories, le clair (lumière, faible saturation) et les couleurs plus foncées (voire multiples et saturées).À une certaine distance du mur d’accrochage, les plus petites photographies (10x15 cm) ne sont pas reconnaissables ; il y a donc deux grands niveaux d’appréhension de l’œuvre : proche et sémantique, lointain et plastique (essentiellement). Ces niveaux ne sont pas hiérarchisés, ils sont équivalents. D’ailleurs tous les niveaux sont équivalents entre eux, ils ne sont pas exclusifs mais plutôt complémentaires. Ainsi, je propose au public d’entrée de jeu deux niveaux de lecture qui ouvrent la voie sur le caractère multivectoriel de cette mise en scène / installation. Au-delà du système interne à chaque pan de mur, chaque face de la pièce montre seule une catégorie d’images : autoportraits/mes pieds, WCs, train, choses, vues, portraits.


Ce travail est évidemment subjectif, or je pense qu’il s’agit de parler ici de subjectivité en tant qu’un regard différent (parmi d’autres) sur la réalité et non ma propre subjectivité. Je me vois comme cobaye à ma propre expérimentation autour de la perception visuelle de l’environnement quotidien. L’intérêt de ce projet est de présenter au public un point de vue particulier de la réalité extérieure, une manière d’être-dans-le-monde, mais néanmoins non spectaculaire ni extraordinaire ; confronter le regardeur aux images et aux vues quotidiennes, parfois dérangeantes par leur insignifiance, ou considérées comme inintéressantes. Lorsque le public entre dans la pièce/salle d’exposition, il doit se sentir comme immergé dans un lieu familier, puisque, entouré d’images familières. L’accrochage en lui-même est très bon marché et très commun (punaises, patafix) ; de plus je ne respecte pas les conventions ou les normes de rigueur quant à l’exposition de photographies (ou peintures, dessin, etc.…) : les images ne sont pas isolées les unes des autres, elles ne sont pas mises en valeur dans le sens traditionnel du terme (muséographie[39]). Je n’utilise pas de supports de qualité (ils font références aux affiches et/ou posters) ni de cadre ou de mise sous verre. L’image présentée doit rester par son sujet ainsi que par sa forme (support) un élément du réel : le banal n’y est pas transfiguré, l’image n’est rien d’autre qu’un poster. J’inscris mes photos dans l’environnement visuel habituel. L‘exposition proposée rappellera peut-être une chambre d’enfant ou d’adolescent, où les posters saturent sauvagement les murs (aléatoire). Ainsi, les pliures et déchirures, la mauvaise qualité du tirage, contribuent à fondre l’image dans le réel banal. Les maitres-motts ici, sont banalité et trash ; trash dans l’attitude de l’homme de la rue face au banal et au quotidien : il les dénigre, les ignore, tente de les oublier, les considère comme inutile. L’ordinaire est méprisé. L’accrochage penché, de travers, préserve le banal, lui laisse sa place dans l’ordinaire, et donc, dans un monde pleins d’imperfections.
On pourra aussi penser à l’accrochage « touche-à-touche » (avant début du XXe siècle) des collections privées, des cabinets de curiosités et des musées[40]. Cette réorganisation donne à mon sens plus de liberté au spectateur, puisqu’il n’y a pas de sens de lecture unique imposé. Le regardeur est face à une multitude d’images, certes organisée, mais cette proposition est plurielle. Il est confronté à des images qui lui sont familières, par contre elles sont extraites de leur contexte habituel pour apparaître dans le cadre d’une exposition. Il y a transposition, changement de cadre, et donc mise à distance du réel (pris comme modèle). Cette distance permet de reconsidérer, de repenser l’environnement quotidien (visuel) à partir d’un nouveau type de perception que j’appellerais organisée (en opposition à la perception brute, instinctive, intuitive et non consciemment maîtrisée): sélection des sujets pris en photo, sélection des photographies présentées, réorganisation du tout. Le système d’accrochage reflète une manière de considérer le monde, de voir l’environnement, d’être-dans-le-monde, en l’occurrence la mienne.
Tel un collectionneur privé, je décide seule de l’organisation de mes images. Je collectionne les images de mes perceptions visuelles quotidiennes, et les associe librement. Probablement que mon projet à deux niveaux d’appréhension, celui de l’accumulation dans le temps (blog), la création d’une banque de donnée (collection) et celui de sa mise en forme (installation). L’exposition est une œuvre en soi et il serait donc plus juste de la considérer comme une installation. Or, c’est une organisation possible à un stade donné de l’évolution du projet, dans un lieu précis, ce qui veut dire que ce n’est pas la finalisation du projet en tant que tel. Le projet a plusieurs apparences possibles, le blog en est une, l’installation de la k’fet une seconde. Telle que la Tragedia Endogonidia[41], le projet est comparable à un organisme en continuelle mutation et donc à forme variable.
Ici, le banal reste banal, l’ordinaire ne devient pas extraordinaire, il est simplement transposé et réorganisé afin de suggérer au public de prêter attention aux détails apparemment insignifiants du quotidien ; l’environnement quotidien et banal, nous donne une profusion d’informations sur notre époque, notre culture, sur la mode, les habitudes, sur ce qui est censé être la norme, sur le comportement humain, la ville, la structure urbaine… Loin d’une considération esthétique, je fais une promotion du banal, je le rends tout simplement visible. Pas de hiérarchie, ni de beau ou de laid. Je propose au public d’entrer dans un espace qui offre une vision réorganisée et sélective de l’environnement visuel quotidien et ordinaire (potentiellement familier pour le regardeur).



Où est l’œuvre ? Dans l’installation, dans un futur projet de livre ou dans le blog ? Une chose est certaine : le blog est la forme originelle du projet et contient toutes les images, telle une banque de données. Mais, est-il la forme aboutie du projet ? Je le pensais en début de travail. Avec l’évolution du projet, seul un site Internet ne suffisait plus pour la mise forme de la présentation du travail. Le blog comble l’aspect temporel manquant dans l’accumulation constante d’images, ainsi que la fixité propre à la photographie. Par contre, l’installation sur tous les murs de la salle d’exposition, propose elle, l’appréhension en trois dimension du projet : elle offre une vision non seulement sur une surface plus grande, dans une disposition autre que linéaire, mais aussi dans un espace. Ici, le spectateur entre dans un lieu, un espace, il est immergé dans le projet. Néanmoins, la temporalité n’y est pas exprimée. Quelque soit la mise en forme des images, je pense que la façon la plus juste de décrire ce projet serait de considérer les photographies comme mon vocabulaire et sa présentation comme une expression possible du tout. Le projet, comme un organisme en perpétuelle mutation.
[1] Image mentale, la manière dont j’ai mémorisé la situation ou le contexte. J’essaie de transcrire uniquement les faits et non la charge émotive éventuelle. L’objectif est de rester le plus brute possible dans la retranscription du moment.
[2] HALLEY, Peter, „Peter Halley in conversation with Wolfgang Tillmans“, dans HALLEY, Peter, MATSUI, Midori, VERWOERT, Jan, Wolfgang Tillmans, Phaidon Press ltd, 2002, p 33
[3] Caractéristique de l’inventaire photographique : garder les mêmes paramètres de prise de vue au sein d’une catégorie.
[4] BAQUÉ, Dominique, La photographie plasticienne, un art paradoxal, Éditions du Regard, 1998, p 118
[5] EVANS, Walker, Every Single Building on the Sunset Strip, AMICO Public Collection, 1966
[6] BAQUÉ, Dominique, op. cit., p 119
[7] Lorsque j’emploi le terme de „point de vue“, je parle d’un positionnement physique face à un objet photographié et non d’un avis personnel sur quelque chose. À considérer au sens premier.
[8] Une certaine théorie de Kaja Silverman évoquée dans VERWOERT, Jan, « Pictures Possible Lives : The Work of Wolfgang Tillmans » dans HALLEY, Peter, MATSUI, Midori, VERWOERT, Jan, Wolfgang Tillmans, Phaidon Press ltd, 2002, p 44, avance une autre hypothèse quant à la performance de l’identité devant un objectif. L’identité ne serait pas essentiellement innée mais construite à travers l’habitude de l’exécution de certains rôles sociaux et de leur projection/monstration vers l’extérieur. La vie quotidienne serait alors une scène sur laquelle les individus sont acteurs et se produisent eux-mêmes comme sujets sociaux. Théoriquement, toute personne se présentant, mettant en avant son image dans le contexte social, saurait adopter une posture devant l’appareil qui anticiperait le résultat photographique désiré. Personnellement je pense effectivement que cet aspect joue un rôle mais qu’il ne détermine pas entièrement l’attitude d’un sujet face à l’appareil ; j’émets l’hypothèse que l’habitude et la fréquence de la confrontation à une caméra ou un appareil photo joue un rôle essentiel.
[9] Ibid. p 41
[10] voir notamment les séries Benidorm , 1997-1998 et Common Sense, 1995-1999 dans WILLIAMS, Val, Martin Parr, Phaidon, 2002 pp 286-301
[11] Banal, dans le sens d’ordinaire ou de très commun. N’est pas utilisé dans le sens péjoratif du terme.
[12] Idée d’inventaire et d’archivage.
[13] « […] le point de vue canonique est celui qui donne le plus d’informations sur la structure complète de l’objet, qui permet de mieux le distinguer des autres objets qui pourraient lui ressembler. Le plus souvent, il s’agit d’une vue trois-quarts avant. »
BONNET, Claude, « Chapitre 2, La perception », dans Psychologie cognitive, Collection Grand Amphi, Bréal, 1998, p 99
[14] BARTHES, Roland, La chambre claire, Cahiers du cinéma, Gallimard Seuil, 1980, pp 47-49 (définition des termes)
[15] « Tillmans’ photos suggest that there is no need to transform the world into image, since this image already exists out there in the world. […] Tillmans does not ‘appropriate’ genres. Instead, he playfull inverts the very idea of genre. He treats genre not as a mode of representation but as ready-made, as a form in wich reality chooses to present itself. In this sense, a basic proposition that Tillmans makes in his work is that the difference between reality an dits image is blurred – that the image is already inscribed into world. »
VERWOERT, Jan, « Pictures Possible Lives : The Work of Wolfgang Tillmans » dans HALLEY, Peter, MATSUI, Midori, VERWOERT, Jan, Wolfgang Tillmans, Phaidon Press ltd, 2002, pp 40-41
[16] Site de la „Sammlung Essl“ en Autriche
STEIN, Annette, « Thomas Ruff », dans http://www.sammlung-essl.at/deutsch/kuenstler/ruff/index.htm

[17] THOMAS RUFF, FOTOGRAFIEN 1979-HEUTE, Staatliche Kunsthalle Baden-Baden, 2001
Traduction: „Si les choses sont telles qu’elles sont, pourquoi devrais-je essayer de les représenter autrement »

[18] Citation de RUFF, Thomas dans FOWLER, Bernard, „Thomas Ruff-Nudes“ dans http://www.postmedia.net/ruff/nudes.htm
Traduction : « La plupart des photos que nous rencontrons aujourd’hui ne sont plus réellement authentiques—elles ont l’authenticité d’une réalité manipulée et pré arrangée. »
[19] TILLMANS, Wolfgang, Freischwimmer, 2003-2004, photographies couleur
TILLMANS, Wolfgang, Blushes, 2000-2002, photographies couleur
« Photographies qui démontrent le principe de base de la photographie, l’effet de la lumière sur les matériaux photosensibles : interventions et manipulations au cours du processus de développement, nombreuses photographies purement abstraites, réalisées avec la lumière. »
SHIMIZU, Minoru, « Wolfgang Tillmans : L’art de l’équivalence », dans TILLMANS, Wolfgang, Truth study center, Taschen, 2005 p ? (Pas de numéros de pages dans cet ouvrage. Article en fin de livre)
[20] TILLMANS, Wolfgang, I don’t want to get over you, 2000, photographie couleur
[21] TILLMANS, Wolfgang, Aufsicht, Palais de Tokyo Site de création contemporaine Paris, Hatje Cantz, 2001
[22] TILLMANS, Wolfgang, Truth study center, Taschen, 2005
[23] « Les Signes sont des signaux intentionnels, conventionnels, systématiques. Ils désignent au sens fort du terme. »
VANLIER, Henri, Philosophie de la photographie, Hors série, Les Cahiers de la photographie, 1983, p 22
[24] Définition de Eco discutée par Schaeffer:
Une icône est une image qui a une forte relation d’analogie avec la vision, voir avec la réalité. La correspondance parfaite entre l’image et la vision est discutée ici par Schaeffer et remise en cause; il avance comme argument la vision binoculaire et la vision en temps réel comme différence apparemment insurmontable entre vision et image photographique. La relation d’identité serait donc impossible; je maintiens ici, l’icône comme image ayant une forte relation d’analogie avec la vision.
SCHAEFFER, Jean-Marie, L’image précaire, Collection Poétique, Éditions du Seuil, 1987, pp 32-41
ECO, Umberto, „Sémiologie des messages visuels“, dans Communications, n° 15, 1970
[25] „Les Signes sont des signaux intentionnels, conventionnels, systématiques. Ils désignent au sens fort du terme. Les peintures et les sculpture sont des signes analogiques parce ce qu’elles désignent leur désigné par une certaine proportion (analogie). “
Le signe analogique désigne toujours son désigné par lui-même.
VANLIER, Henri, op. cit., p 22
[26] „Enfin, les INDEX, comme un doigt (index) ou une flèche tendue vers un objet, indiquent cet objet. Ce sont bel et bien des signes, puisque ce sont des signaux intentionnels, conventionnels, systématiques, mais des signes minimaux, puisqu’ils ne désignent rien par eux-mêmes, ils indiquent seulement. »
Ibid., p 23
[27] „Les INDICES ne sont pas des signes, ce sont des effets physiques d’une cause qui signalent physiquement cette cause, soit par monstration, comme l’empreinte du sanglier montre cette patte, soit par démonstration, quand un déplacement insolite d’objets démontre au détective le passage d’un voleur. Les indices sont des signaux non intentionnels, ni conventionnels, ni systématiques, mais physiques.“
Ibid., pp 22-23
[28] „Il vaudrait mieux dire qu’au niveau de la matérialité de l’arché, la photographie est une empreinte, et qu’au niveau sémiotique elle est un indice. Toute photographie est également empreinte et indice: la distinction ne concerne pas des classes d’images, elle dépend du niveau d’analyse auquel on se place.“
SCHAEFFER, Jean-Marie, op. cit.,p 49
[29] VANLIER, Henri, op. cit., p 23
[30] „Car il faut bien voir qu’il y a deux cadres, très différents d’effet, dans la photographie : a) un cadre-limite, qui appartient à toute photo du seul fait que ses bords sont droits et à angle droit ; b) un cadre-index ou cadrage, qui éventuellement montre du doigt, indique, signalise, certaines parties de l’empreinte, donc certains indices particuliers. »
Ibid.
[31] „ […] on doit s’attendre à deux grands types de photographies. Celles où le cadre-index domine, avec sa rhétorique, et se subordonne le cadre-limite ainsi que ses aléas : photos familiales, publicitaires, industrielles, pornographiques. Celles, au contraire, où le cadre-limite, le cadre-baladeur, est le facteur dominant, et dispense de la rhétorique ostensible du cadre-index. Ce sont certaines photos faites au hasard, tout à fait ou partiellement. Mais aussi de ceux qu’on appelle les grands photographes, et qu’ils vaudrait peut-être mieux appeler les photographes tout court, parce qu’à tord ou à raison ils se tiennent très près de ce qui est la spontanéité du processus photographique. »
Ibid., pp 33-34
[32] Post: un post correspond à une ou plusieurs images envoyées puis actualisées sur la page Internet. Un post est en quelque sorte un courrier (ici, en l’occurrence une image) mis sur le net à une date précise.

Un compteur est associé à mon site et me permet ainsi de visualiser chaque visiteur, le nombre de pages consultées, le temps passé sur le blog et s’il connaissait l’adresse du site (ou s’il y a accédé par hasard ou encore après une recherche effectuée via un moteur de recherche).
[33] HALLEY, Peter, « Peter Halley in conversation with Wolfgang Tillmans », dans HALLEY, MATSUI, VERWOERT, Wolfgang Tillmans, London Phaidon Press Limited, 2002, p.33
[34] BONNET, Claude, « Chapitre 2, La perception », dans Psychologie cognitive, Collection Grand Amphi, Bréal, 1998, pp. 94-99
ROULIN, Jean-Luc, « Chapitre 5, La mémoire humaine », dans Psychologie cognitive, Collection Grand Amphi, Bréal, 1998, p.287 et pp.294-295
[35] BONNET, Claude, op. cit. pp.98-99
[36] ibid, p.99
[37] d’après COLLINS, A.M., LOFTUS, E.F., “A spreading activation theory of semantic processing”, dans Psychological Review, n°82, 1975, pp. 407-428.
[38] « La typicalité (anglicisme issus de l’anglais typically). Évaluer la typicalité d’un exemplaire par rapport à une classe peut se faire au moyen de différentes méthodes. L’apparence est le premier critère de typicalité qui concerne les représentations structurales autant que les représentations sémantiques. La typicalité d’un exemplaire se définit aussi par rapport à ses propriétés. Ainsi le moineau est l’un des exemplaires les plus typiques de la classe des oiseaux. L’autruche ou le kiwi sont des exemplaires nettement excentriques comme d’autres oiseaux qui ne volent pas (manchots, pingouins). »
BONNET, Claude, op. cit., p.95
[39] contemporaine
[40] L’accrochage touche-à-touche n’était pas aléatoire. Je ne sais pas exactement à quel système répondait la disposition des œuvres au mur, mais il est certain que cette manière d’exposer n’est pas le fruit du hasard.
[41] Cycle de Pièces de théâtre de la Societas Raffaello Sanzio, né en 2001. Pièce à forme variable, qui s’adapte à la salle de représentation ainsi qu’à la ville (prise en compte de l’histoire, des caractéristiques, du statut) où elle est présentée. Pièce à forme évolutive, puisque chaque représentation contribue à l’élaboration de la nouvelle représentation.
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